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27.02.21 11:01

Aborym

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Machine de guerre de Fabban qui mène le navire depuis presque trente ans maintenant, Aborym a eu l’occasion de changer son fusil d’épaule maintes fois, jonglant entre les genres et les influences, pour proposer des albums jamais réellement analogues. Un peu plus black au début, et épousant aujourd’hui l’indus de manière plus franche, les Italiens sortent des carcans pour faire ce qu’ils veulent, et c’est peut-être pas plus mal ! Rejoint aujourd’hui par trois comparses puisque débordant de la furieuse envie de reprendre les concerts, le très prolifique Fabban a accepté de nous parler de cette dernière sortie, initialement prévue pour 2020, en compagnie du petit nouveau Tomas Aurizzi.

Bravo pour ce nouvel album les gars ! De ce que j’ai pu lire, “Hostile” est supposé être votre album le plus éprouvant jamais sorti, et même votre magnum opus ! Est-ce que vous pourriez spécifier ce que cela veut dire? Qu’est-ce qui change sur ce nouvel album? Qu’est-ce qui lui donne les mérites d’être qualifié de “Magnum Opus” après près de vingt ans de carrière et de sorties? 

Tomas Aurizzi : Merci, cela fait plaisir à entendre. Je pense que ce qui rend “Hostile” différent de nos travaux précédents est qu’il a été composé avec la contribution active de chacun des membres du groupe. Même si j’ai personnellement rejoint le groupe alors que l’album était en préparation, j’ai eu la chance de glisser quelques idées aussi. Et surtout, Fab a partagé sa longue expérience avec nous, et pas seulement en termes musicaux, mais aussi en termes de production. Sa plus grande prouesse était de parvenir à faire évoluer le groupe en nous laissant échanger des idées pendant l’écriture de chaque chanson. Personnellement, je pense que c’est l’album le plus complet auquel j’ai eu la chance de participer, et j’en suis très fier. Doit-il être considéré comme notre Magnum Opus? Notre but est de toujours placer la barre plus haut, de notre propre façon, par le biais de l’expérimentation et de la combinaison d’idées, et surtout de toujours chercher à améliorer la qualité de notre musique.

De façon similaire, j’ai également lu que vous parliez de votre son comme d’un “étrange mix kaléidoscopique” et même que votre objectif était de faire de la musique “qui n’avait jamais été entendu auparavant”. Comment atteindre de tels objectifs d’une façon qui reste cohérente et agréable à l’oreille? Comment produire un album entier, avec quatorze chansons, sur ce principe?

Tomas Aurizzi : C’est ce qui est génial avec l’expérimentation et la musique, que l’on retrouve dans d’autres activités créatives ou culturelles, et qui forme donc la base de notre travail. Si ce ressenti paraît “kaléidoscopique”, cela nous convient, et on ne l’entend pas souvent décrit de la sorte ! On cherche uniquement à exprimer nos émotions et notre bagage artistique. On trouve cela bien de prendre des risques en abordant l’art, de créer quelque chose d’inattendu et de sortir de notre zone de confort. D’oublier, d’abandonner les vieux patterns dont nous avons pris l’habitude.

Je l’ai peut-être halluciné, mais ce sont bien des influences grunge que j’ai entendues sur certaines chansons? Bien sûr, le metal industriel et le grunge sont des genres contemporains. Mais malgré tout, est-ce que cela fait partie de ce fameux “kaléidoscope”?

Tomas Aurizzi : Oui, j’adore le feeling du rock et du grunge des années 90. Tu n’as pas halluciné, et nous allons certainement conserver ce feeling dans nos futurs projets d’une façon ou d’une autre ! Mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’on devienne un groupe de grunge non plus. À vrai dire... Je ne sais pas moi-même à quoi m’attendre, et c’est ça qui est beau ! J’aimerais d’ailleurs rajouter quelques mots vis-à-vis de ce son kaléidoscopique : nous ne sommes pas entrés en studio avec l’idée de produire une sonorité particulière. On a simplement joué ensemble, rassemblé nos idées et partagé nos expériences... avant de mélanger le tout !

J’ai cru comprendre que cet album a aussi connu un changement de line-up assez important. Vous étiez quatre en studio, avec l’arrivée de Tomas et aussi, si je ne me trompe pas, la première fois où Gianluca joue un tel rôle dans l’enregistrement d’un album. Comment était-ce d’enregistrer avec quatre têtes et huit mains cette fois? Qu’est-ce que cela a apporté? Était-ce plus facile ou difficile?

Tomas Aurizzi : Ah ! Il faut alors revenir à la première question vis-à-vis de cela, lorsque nous abordions la capacité de Fabban à nous coordonner au sein du groupe. Ce n’était pas difficile pour nous d’être dans cette situation, c’était assez naturel et si ce n’est nos expériences respectives qui différaient, on était tous invité à apporter sa pierre à l’édifice par notre technique. On a chacun un studio à domicile, ce qui permettait d’accélérer et surtout de préserver tout le processus créatif. Partager un album avec ces trois autres gars représente vraiment ma meilleure expérience musicale jusqu’à présent ! Leur professionnalisme est impeccable et nous avons travaillé main dans la main avec notre ingénieur du son Andrea Corvo (que l’on perçoit comme un “cinquième membre” du groupe). Il a collaboré avec nous depuis le début du processus d’écriture, jusqu’à l’enregistrement bien sûr. Sans parler de l’aide précieuse de Keith Hillebrandt, notre producteur.

Quel élément a poussé ce changement de line-up, si longtemps après la création du groupe? Comment votre collaboration a pris forme?

Tomas Aurizzi : De ce que j’en sais, Fab voulait ramener Aborym en live, ce qui nécessitait d’avoir un line-up plus stable. Quand j’ai rejoint le groupe, il avait déjà entamé ce processus de “reconstruction” en incorporant Kata, notre batteur, et un bassiste. Maintenant, nous avons trouvé cette alchimie entre nous tous, et même si nous venons de sortir un album, nous sommes impatients de nous remettre au travail avec les autres.

Quelques mots peut-être à propos de la vidéo qui accompagne le single “Horizon Ignited”? Elle a une iconographie très abondante ! J’ai remarqué les références évidentes à la religion, et ce que je suppose être des scènes de la Chine pendant la pandémie. Quelques références à la drogue et aux médias, avec des gens qui “dévorent” littéralement ce qu’ils voient... On dirait qu’il y a beaucoup à digérer ! Quel est le message global du titre? En prenant en compte autant les paroles que le clip, je dirai que le titre nous invite à reconsidérer ceux que l’on doit blâmer pour ce que nous sommes en train de vivre. Mais je me trompe peut-être?

Fabban : J’ai essayé d’aborder ces sujets délicats avec une approche surréaliste, presque “lynchienne”. Je ne cache pas que mon but était d’instaurer une ambiance dérangeante, marginalisante... De la même façon que le font les films de David Lynch. Cette chanson parle de l’absence de Dieu lorsque les gens font appel à lui. Et d’une certaine façon, l’apparition de la pandémie pendant que je préparais le clip qui accompagne le morceau était presque prophétique. Je pense que toute la mythologie entourant la religion est absurde. Je pense, je crains même que cela ne soit qu’une histoire, presque un conte de fées, que l’humanité a imaginé pour se rassurer face à la peur de la mort. Le message est aussi simple que cela, et la pandémie représentait le terreau parfait pour marteler le message à grands coups d’images et de visuels. Les gens demandent de l’aide à Dieu lorsqu’ils souffrent, lorsqu’ils ont peur et les personnes les plus fragiles réagissent avec colère et désespoir lorsque leurs prières ne sont pas entendues. Certaines se tournent alors vers l’athéisme...

Vous semblez avoir une tendance à trouver des noms insolites, à la fois pour vos chansons, mais aussi vos albums ! Il y a bien sûr votre premier jet “Kali Yuga Bizarre” ou encore “Psychogrotesque”. Sur ce dernier album, on trouve les titres “Lava Bed Sahara” ou “Magical Smoke Screen”... Comment trouvez-vous ces noms étranges? Est-ce que vous voulez guider la représentation de vos auditeurs?

Fabban : En fait, tout est accidentel... Surtout lorsqu’il s’agit de trouver les titres des chansons. “Lava Bed Sahara” a été écrite lorsque j’étais en Afrique il y a quelques années. J’ai eu l’opportunité d’arpenter une partie du désert avec ma femme et quelques guides locaux, et j’ai alors gribouillé quelques phrases sur un bout de papier. J’étais fasciné par l’étendue du Sahara et en même temps effrayé à l’idée de devoir le traverser. C’est une chanson qui peut être interprétée sous le thème de l’immigration, un domaine qui m’est cher. Chaque jour, des milliers de gens entament un trajet périlleux afin de trouver un refuge, une protection dans un pays qui voudra bien les accueillir. Que ce soit causer par la faim, la persécution, la violence... Ils laissent tout derrière eux pour arpenter des routes illégales et dangereuses à la recherche de sécurité. Certains n’arrivent jamais à leur destination. Pour “Magical Smoke Screen”, on retourne vers Lynch, et cette fois les paroles furent écrites en utilisant la technique du “cut-up” si cher à William Burroughs. Cette technique littéraire permet aux écrivains d’emprunter la technique du collage, utilisée par les peintres notamment. D’une certaine façon, pour ce titre, on l’a réactualisé tout en s’assurant que cela reste cohérent pendant le processus d’écriture.

Malgré une petite pause en 2020, vous avez été très productifs ces dix dernières années ! Sept albums si je ne m’abuse, avec notamment “Something For Nobody” qui est divisé en trois. Comment maintenir un tel rythme? Qu’est-ce qui vous a poussé à produire autant de contenu? Avez-vous eu un éclair de génie?

Fabban : Je suis hyperactif ! J’ai la chance de pouvoir dire que les dernières années ont été productives. J’ai été co-producteur avec Keith Hillebrandt sur la cover du titre “Maneater” de Nelly Furtado par le groupe “Digitalis Purpurea”. Puis j’ai effectivement fait les trois “Something for Nobody”, qui est une sorte de trilogie présente en édition limitée sur vinyle. J’ai composé la musique du film “Quid” et bien sûr plusieurs albums entre tout ça...  Il faut dire que je vis à cinq minutes du studio où nous composons et commençons les préproductions avec Aborym. Dès que j’ai une idée, je vais directement la fixer en studio pour ne pas la perdre. Ainsi, chaque chose peut se mettre très rapidement en place.

Question un peu bête, mais pourquoi avoir sorti l’album “Shifting.Negative” entre deux albums de la trilogie “Something for Nobody”? Était-ce un projet que vous ne pouviez plus garder en suspens?

Fabban : Le cas de “Something for Nobody” est un peu particulier, car il ne s’agit pas de réelles “nouveautés” d’Aborym, mais plutôt une collection de titres jamais sortis, de remixes, de versions lives, des titres inachevés et même des prises alternatives ou mastérisées différemment. C’était une expérience très intéressante et un bon catalyseur pour l’évolution du groupe. Cela nous a permis personnellement de mieux nous connaître, mais aussi une façon de sortir du nouveau contenu qui nous paraissait intéressant.

Au sein de plusieurs chroniques écrites récemment, j’ai eu l’occasion de redécouvrir et d’apprécier la scène musicale italienne, qui semble très diversifiée. Votre pays paraît avoir beaucoup d’artistes de talents, évoluant dans des genres parfois très différents. Comment expliquer cela? Est-ce qu’il y a un élément typiquement italien qui sert de terreau à cette scène cosmopolite?

Tomas Aurizzi : Je suis heureux de voir la scène musicale italienne évoluer. On voit qu’elle commence doucement à dépasser les frontières nationales, et même à être reconnue comme spécifique à notre pays. J’aimerai bien que cette tendance se poursuive, et pas seulement dans l’industrie de la musique.

Néanmoins, on dirait que la musique industrielle, tous genres confondus, reste une affaire très “nord-américaine”. Il y a certes une scène allemande qui reste très marquée, mais dans le reste du monde, elle paraît plus sporadique. Plus discrète peut-être. Comment expliquez-vous cela? Quelle est la situation de l’indus en Italie par exemple?

Fabban : Je pense que l’Italie n’est pas encore “prête” pour ce genre de musique, mais je lis beaucoup de réactions très positives autant des fans que de la presse spécialisée à propos du nouvel album. Le marché de la musique est contrôlé par l’industrie, mais aussi par les magazines, les radios ou la télévision. Cela ne rend pas toujours facile de percer lorsque la grande majorité des gens est dirigée, consciemment ou non, vers du contenu préfabriqué, survendu par les médias. Les autres ayant la chance de sortir un album peuvent s’attendre à ce qu’il soit chroniqué, jugé et oublié en un week-end... Et encore, avec de la chance !

Comment la pandémie a affecté la conception de ce nouvel album? Tous les artistes reçoivent sans cesse cette question bien sûr... Mais quel est votre point de vue? Est-ce que c’était plus facile ou difficile d’enregistrer dans ces conditions?

Fabban : Heureusement, rien n’a vraiment changé pour moi, puisque je n’ai jamais arrêté de travailler ! Lorsque je n’oeuvre pas pour Aborym, j’officie en tant que graphiste, et lorsque je me suis occupé des dernières sessions d’enregistrement, le virus ne frappait plus aussi sévèrement qu’en mars 2020. L’album était déjà presque prêt lorsque le virus a frappé de plein fouet. Ensuite, tout le mixage s’est fait à distance avec l’aide d’Andrea Corvo, et j’ai enregistré les paroles des trois dernières chansons en mai, afin de respecter l’agenda. Il y a eu un léger retard dans la sortie à cause des usines tournant au ralenti... Mais il est enfin sorti !

Pour revenir à Andrea, son soutien, ainsi que tous les films que j’ai regardés et les vieux disques que j’ai réécoutés m’ont permis de rester sain d’esprit ! Idem pour le fait de continuer à écrire : ça m’a permis de déstresser et d’arrêter de m’en faire pour des choses que je ne peux contrôler. Ma femme a également été d’une grande aide, c’était salvateur d’être ensemble pendant cette période. Cela commence à faire long, le monde entier est en pause. Ne pas voir ma famille, mes amis et ne pas pouvoir jouer avec le reste du groupe étaient vraiment les choses les plus difficiles. Mais je reste positif qu’on retrouvera tous notre vie d’avant une fois cette pandémie terminée.

Pandémie ou non, “Hostile” est votre plus long album à ce jour ! De fait, cela ne semble pas être dû au confinement... Mais peut-être avez-vous connu une période de créativité et d’inspiration extrême peu de temps avant? Vous êtes vous “confinés” avant l’heure si j’ose dire?

Tomas Aurizzi : Oh, le confinement a tout de même eu une incidence ! Sans aucun doute, le lockdown nous a tous effrayés au début, que ce soit dans le domaine privé ou professionnel. Mais on s’est dit que chaque problème a sa solution, et une fois qu’on la trouve, il n’y a “plus qu’à” l’appliquer. La pandémie a mis en pause la frénésie de nos vies, quelque chose que l’on expérimente tous dans les grandes villes... mais elle nous a aussi permis de nous recentrer sur nous-mêmes, de trouver ce qu’il était vraiment important d’exprimer, et ce malgré toutes les difficultés occasionnées. Indirectement, cela s’est répercuté sur l’album et sur notre objectif principal avec ce dernier : de lâcher prise et d’exprimer nos émotions librement, de raconter cette période inédite qui nous met tous au défi.

Et vis-à-vis de la promotion? Vous avez longuement abordé l’envie de revenir aux tournées, mais cela ne semble pas être pour tout de suite... Comment dire aux gens “l’album est sorti, allez l’écouter!” en temps de pandémie?

Tomas Aurizzi : Le processus de promotion va s’étendre à toutes les plateformes digitales. Nous ne savons pas combien de temps ça prendra pour revenir au live, tandis que les ventes physiques ne pèsent plus très lourd aujourd’hui. Il devient donc crucial d’être présent sur les bons canaux digitaux, malheureusement peut-être. Personnellement, je crois toujours qu’acheter les albums que j’aime, aller en concert dès que ce sera à nouveau autorisé, ressentir et vivre pleinement toute cette palette d’émotions, acheter le merch à la fin d’un show et peut-être même parler aux artistes et partager toutes ces expériences avec une foule... ce sera toujours plus gratifiant, plus excitant que de cliquer sur un lien pour écouter ou acheter sa musique.

Enfin, il me semble que cela fait un moment qu’on ne vous a pas vu en Belgique. Est-ce que vous seriez enclins à revenir nous voir? Comment sont vos souvenirs du public belge? 

Fabban : Je n’ai que de bons souvenirs lorsque je repense à mes récentes escapades en Belgique, et j’espère vraiment pouvoir y revenir bientôt. Pour nos fans belges, si je ne peux vous demander qu’une chose, c’est de vous procurer notre nouvel album si vous l’avez apprécié. C’est la seule façon de soutenir les artistes en temps de Covid. Merci pour l’interview, et au plaisir de se recroiser !

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  • Crédit photo: D.R.
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Ale